Pygmalion représente le désir du créateur qui aspire à s’unir à sa création et à lui donner vie.
«Je te crée, constitue, et reçois F∴M∴»
par cette phrase des commencements, la Franc-Maçonnerie ne se voudrait-elle pas Pygmalion?
La fraternité est un idéal relationnel. À la question : «Êtes-vous franc-maçon ? La réponse est «mes frères me reconnaissent comme tel». Cela suppose que la fraternité soit chargée de contrôler l’appartenance à la Franc-Maçonnerie et d’en définir l’approbation, par un regard autre qui nous fonde, nous crée en quelque sorte, à laquelle il faut accéder. Le 1er miroir rencontré en Maçonnerie est le bandeau. En effet, le bandeau, tel un miroir, renvoie à l’image intérieure. Mais dans l’obscurité demeure le regard de l’autre, de ceux qui sont sur les colonnes, qu’il ne faut pas décevoir, miroir diffracté de l’impétrant qui est jaugé par boules blanches ou noires. Finalement, le miroir prend sens aussi en tant qu’il est vivant. N’y a-t-il pas alors, dans l’œil d’un F∴ ou d’une S∴, le reflet d’une attente d’une certaine façon d’être F∴M ∴? Un œil qui comprend ? Un œil qui connaît ? Un œil qui écoute avec son cœur ? Cet œil, ce miroir idéal et humaniste, ce troisième œil qui rayonne à l’Or∴ n’est-il pas un Pygmalion qui nous regarde avec confiance ?
L’homme a ceci d’étrange que sa personne se constitue sous l’incidence du regard de l’autre[1], de sa mère, pour commencer et la cérémonie d’initiation donne à l’apprenti une loge-mère. C’est un être «en miroir» dont il procède existentiellement. Dans cette aliénation constitutive de l’être, on ne peut que dire : lorsque je suis un autre, je deviens moi-même.
Il faut également retenir le sens de visée (venant de l’expression «point de mire»). Le miroir doit être l’instrument qui permet la visée… l’alignement. C’est pourquoi le miroir n’est pas, en fait, un objet d’auto contemplation, mais aussi l’instrument de la ligne de mire qui doit révéler l’angle secret de ce qui n’apparaît pas encore, mais qui est en gestation, le futur Maître. La personnalisation de notre perception est en fait fonction de l’angle que nous donne le miroir tenu par les FF∴ et SS∴, en particulier par les MM∴
Nous devons apprendre à contempler (con-templer), «être avec le temple», à trouver l’angle harmonique qui révèle et diffuse la lumière initiante.
Disposant de moyens spécifiques qu’autorisent la durée et la continuité, la répétition de l’exercice avec le rituel, la progressivité de l’acquisition, l’action pédagogique, par des effets-pygmalion, se différencie des actions d’influence ponctuelles ou sporadiques en ce qu’elle réussit à inculquer aux FF∴ et SS∴ un ensemble organisé de schèmes de perception, de pensée et d’action qui, même lorsque les connaissances transmises se sont effacées, continue à faire sentir ses effets dans les comportements sous la forme d’une disposition générale, durable et transposable à l’extérieur du temple.
L’influence du regard de l’autre dans la formation des apprentis, et donc des F∴M∴, pose dès lors le problème de la légitimité du pouvoir charismatique du Maître. Apparemment, il n’y a aucune différence entre le silence d’un maître du zen et le silence d’un idiot de village puisque, dans les deux cas, le contenu informatif du message est réduit à rien. Toute la différence, à quoi tient l’effet pédagogique de l’enseignement par le silence, réside dans les statuts respectifs du maître et du disciple, c’est-à-dire dans une relation sociale faite de respect préétabli. Qu’il s’agisse de la relation entre parents ou adultes et enfants, entre professeurs et élèves ou entre un maître de sagesse et ses disciples, la relation pédagogique suppose toujours une relation sociale dissymétrique, c’est-à-dire un rapport de forces plus ou moins implicite. La dissymétrie tenant, chez nous, dans une sorte de hiérarchie des fonctions des officiers. Les surveillants ne sont pas seulement désignés, dans les règlements généraux et les rituels, comme dirigeants les app∴ et les comp∴ mais aussi en tant que supérieurs hiérarchiques. «Pourquoi êtes-vous placé ainsi ? Pour commander à la colonne du Nord (ou du Sud) et surveiller ceux qui entrent dans le temple».
Par l’alchimie de l’initiation, le disciple, à son tour, renvoie au M∴ une réflexion-réflectance. Le Maître doit aussi être à l’écoute de l’app∴, on ne peut dire qui enseigne l’autre. Et celui qui obéit à un maître devient une partie de ce maître. À bon chat, bon rat ! On voit dès lors la limite bénéfique de l’effet-pygmalion.
La F∴Maç∴ nous fait jouer une fiction, nous donne des rôles imposés auxquels nous consentons mais jusqu’à quel point le personnage attribué reste-t-il neutre psychologiquement ? Est-ce un transfert de personnalité, devient-on un avatar, vit-on en Franc-Maçonnerie une second vie ?
Et pourtant «être libre et de bonne mœurs» n’est-elle une injonction à refuser toute domination, et en particulier le regard de l’autre, pour échapper à sa force de prédiction créatrice ?
Imiter ou fuir un modèle, répéter, singer, copier, être homothétique ou reflet inversé, répondre à une attente extérieure n’est pas, à mon sens, une démarche d’homme libre. Nous ne sommes pas des clones psychiques; chaque histoire est unique. L’homme libéré n’a pas de modèle préexistant, parce qu’il n’existe que par une actualisation sans cesse renouvelée de son devenir sans laquelle il n’y a pas de quête possible. Ni modèle ni guide. «Ne demande pas ton chemin, tu risquerais de ne pouvoir te perdre», dit le cabaliste. Celui qui cherche sait qu’il doit parfois s’écarter de la voie mais pour n’explorer que ce qui est à sa mesure. C’est son identité qui fonde son parcours. Si, «à force d’être le rêve du vieil homme, on ne sait plus très bien si on existe», le maître initié a-t-il encore besoin de l’assentiment de l’autre ? «Si tu n’éprouves aucune peine à ignorer ce que l’on pense et ce que l’on dit de toi, courage ! Tu as déjà progressé sur la voie de l’absolu» selon Grillot de Givry. Le regard attentif du pygmalion F∴M∴ devrait, non pas déclencher une imitation servile, mais pousser chaque F∴ ou S∴ vers la création de lui-même, à partir de soi, pour une renaissance autonome en se dépouillant du vieil homme.
Parmi les habits du vieil homme, les idéaux moraux qui servent l’utilité sociale, intériorisés par des générations qui les ont transmis, oppriment-ils l’individu ?
La morale comme puissance extérieure s’imposant tyranniquement à la vie comme prédiction créatrice, Nietzsche la repousse : «Toutes les questions de la politique, de l’ordre social, de l’éducation ont été foncièrement faussées par le fait qu’on a pris les hommes les plus nuisibles pour de grands hommes, qu’on a enseigné à mépriser les choses insignifiantes, entendez les conditions fondamentales de la vie même…». Peu de nos mesures de valeurs sont propres, plus nombreuses celles empruntées ou subies inconsciemment. Pourquoi donc les acceptons-nous ? Par crainte, par timidité, par faiblesse à l’égard de ceux qui nous ont formés où plutôt déformés? Contre nos convictions trop despotiques, Nietszche dit : «nous devons être traîtres avec délices et pratiquer l’infidélité d’un cœur léger. Soyons à cet effet des boules de neige pensantes sans cesse accrues et fondues tour à tour dans leur mouvement sur le terrain des idées». Et quand Nietzsche croit avoir enfin secoué le joug de l’idée, on sait le lyrisme enflammé de son chant de délivrance.
Platon lui-même, à travers les personnages de ses dialogues (dont Calliclès, le Nietzsche de l’Antiquité) qu’ils nomment les sophistes, soulève le problème du discours influent qui pervertit la vérité : «La tromperie est bel et bien possible puisque l’étranger a donné un statut à l’image fausse (puisque l’on peut mêler l’autre et le logos, donc tenir des discours faux donc introduire l’erreur, donc la tromperie, donc l’image, donc le simulacre)».
Contrairement à la théologie chrétienne qui incite au renoncement devant amener le dépouillement complet du vieil homme pour s’écrier avec l’apôtre Paul : «Ce n’est plus moi qui vis, mais Jésus qui vit en moi !», la liberté maçonnique nous conduit à pouvoir nous écrier : «ce n’est plus le vieil homme qui vit en moi, mais c’est moi !»
Cette liberté demandée à l’impétrant, grâce à la relation fraternelle de l’un à l’autre libératoire et tolérante, par la magie de la quête de soi, devient chez l’initié le sens de son être, non par l’exigence du regard de l’autre mais par sa bienveillance fondamentale vis-à-vis de l’humain.
Ce droit à être, rend Pygmalion aveugle. Le regard de l’autre est alors attentif à l’autre dans la force de sa différence, et en même temps dans sa dimension de représentation, à lui seul, de toute l’humanité, dans son universalité. Levinas appelle cela la “merveille des merveilles”.
[1] « Nous percevons de multiples signaux émotionnels chez les autres, dans le monde qui nous entoure. Sans que nous en ayons conscience, nos pensées les plus abstraites sont empreintes de tonalités affectives positives ou négatives qui orientent notre faculté de juger, et déterminent nos choix. » Marc Jeannerod, Le Cerveau intime, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002.