sam 23 novembre 2024 - 10:11

Shâvû‘ôth et la Pratique Spirituelle

Nous approchons de notre Fête de Shâvû‘ôth – qui a lieu le 6 sîwân (tombant le 17 mai 2021 cette année) – cinquante jours après celle de Pèsa (Pessah). Elle célèbre la saison de la moisson du blé dans le cycle agricole, et commémore le Don de la Torah (Mattan Tôrâ) au Mont Sinaï dans le cycle liturgique. C’est aussi l’une de nos trois fêtes de pèlerinage au Temple de Jérusalem, avec Pèsa (Pessah) et Sukkôth (Souccot). En diaspora (gâliyyôth), la fête dure deux jours (6 et 7 sîwân), au lieu d’un seul en Terre Sainte (pour des raisons essentiellement historiques et spirituelles que j’expliquerai dans un autre article).

Nous avons la coutume de passer toute la nuit éveillés en étudiant la Torah (à la synagogue ou chez soi) afin de montrer à notre Créateur notre empressement à recevoir à nouveau Sa Révélation dès les premières lueurs de l’aube. Certaines communautés ont la tradition de lire en plus la Meghillathth (Livre de Ruth). Nous avons aussi l’habitude de consommer spécialement des aliments lactés et doux, car les paroles de Torah sont comme “du miel et du lait sous ta langue” (Cantique iv:11).

Ce chemin de transformation personnelle qu’est la Torah, permettant à l’être humain de réaliser sa nature divine, est particulièrement embrassé dans les cercles mystiques juifs. Chez eux, la pratique spirituelle de base est essentiellement fondée sur la liturgie, la même que celle dite dans toutes les synagogues, mais avec la kawwânâ (l’intention dévotionnelle) spéciale en plus. La prière, récitée habituellement en 5 minutes, prend plus d’une heure chez nos mystiques. Si vous avez l’occasion de voir une page du siddûr (livre de prières) des qabbalistes (comme celui dit « du shâsh »), vous verrez en haut un seul mot de la liturgie, avec tout autour les diverses kawwânôth (intentions) adéquates, essentiellement sous forme d’exercices avec les lettres qui composent les divers Noms divins. Ainsi toute la tefillâ (prière), mot par mot.  

Le but de toutes ces pratiques est de faire lâcher prise à notre ego, d’enlever cette idole du temple de notre cœur afin que s’y dévoile la Présence divine. Comme Dieu le dit à propos de l’orgueilleux (gass-rûa, litt. “grossier d’esprit”) : « lui et Moi ne pouvons coexister dans tout l’Univers (T. Sôṭâ 5a). » Cette nécessité est exprimée dans une petite supplique dite à la fin de la prière rituelle, plusieurs fois par jour : « que mon ego (nafshî, litt. “mon âme”) soit envers tous comme de la poussière. » Notre tradition mystique confrérique utilise donc à cet effet différents outils spirituels, en plus de la prière, qui sont dévoilés au disciple par le maître au fur et à mesure de son initiation, souvent sous le sceau du secret.

C’est ce qui est appelé « mourir à soi-même » – perdre une vie illusoire pour gagner une vie véritable – ainsi que nous le demande le verset (Deutéronome XXX:19) : « wuvâḥartâ baḥayyîm (tu choisiras la Vie) » – ici, “la Vie” avec un V majuscule. C’est l’enseignement de nos Sages ici (T. Berâkhôth 18a-b ; cf. Rachi sur Genèse XI:32) : « Les justes (ṣaddîqîm) même morts sont appelés vivants (ḥayyîm), et les impies (reshâ‘îm) même vivants sont appelés morts (thîm). » Telle est la vertu par excellence de notre Patriarche Jacob (Ya‘aqov), en allusion dans le verset (Genèse XXV:27) : « Ya‘aqov îsh tam yôshév ohâlîm (Jacob était un homme simple résidant sous les tentes). » Selon l’enseignement de ribbî Shim‘ôn ben Lâqîsh (T. Berâkhôth 63b, T. Shabbâth 83b, etc.) : « La Torah ne s’accomplit qu’en celui qui se tue (mémîth ‘aṣmô) sur elle ; comme il est écrit (Nombres XIX:14) : “Zè Tôrath hâ-Âdhâm kî yâmûth bâ-ohel (voici la Torah de l’Homme qui meurt sous la tente)”. »

Chacun doit s’efforcer d’arriver à ce niveau extrême d’humilité, la vertu par excellence de Moïse (shè, paix sur lui) – cf. (Nombres XII:3) : « Or Moïse est le plus humble (‘ânâw) des hommes sur Terre. » C’est la symbolique véhiculée par le midhbâr (le désert) – lieu par excellence de retraite et de théophanie des prophètes dans la Bible –, de la racine d-b-r qui se retrouve également dans dâvâr (la parole). À l’instar de Moïse, pour recevoir la Parole divine – représentée par les dix commandements (en hébreu : les dix « paroles [dibberôth] ») – l’être humain doit se faire désert, c’est-à-dire se vider de tout ego. C’est par l’humilité que s’obtient la Torah (T. Sôṭâ 21b), comme le Talmud rapporte (T. Ta‘anîth 7a) : « Pourquoi les paroles de Torah (divrê-Thôrâ) sont-elles comparées à de l’eau ? – enseignement tiré du verset (Isaïe LV:1) : “Hé ! tous les assoiffés, allez vers l’eau !” – De la même manière que l’eau délaisse les hauteurs pour se rassembler en bas, ainsi les paroles de Torah ne subsistent qu’en celui qui est humble. »

Excellente Fête de Shâvû‘ôth à tous les lecteurs !

1 COMMENTAIRE

  1. La portée de cette présentation de Shâvû‘ôth est telle qu’elle devient, au niveau “drash”, une interprétation pour penser aussi le mythe d’Hiram.

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Gabriel Hagaï
Gabriel Hagaï
Le rabbin Gabriel Hagaï est juif orthodoxe de tradition séfarade, formé à Jérusalem et à Boston (USA). Il est actuellement enseignant-chercheur et chargé de cours dans plusieurs universités et instituts supérieurs parisiens. Linguiste, philologue, paléographe-codicologue, poète, calligraphe et chanteur, il est très investi dans le dialogue interreligieux et membre actif de plusieurs associations françaises et internationales promouvant la paix. Père et grand-père, Gabriel Hagaï est également maître-initiateur dans une tradition mystique non-dualiste du judaïsme remontant jusqu’à Moïse. Il est le lauréat 2019 de la Médaille d’Honneur Samaritaine pour des Réalisations Humanitaires. Gabriel Hagaï est co-auteur de plusieurs ouvrages : « Rites – Fêtes et Célébrations de l’Humanité (dir. Thierry-Marie Courau et Henri de La Hougue) », Bayard, 2012 ; « L’Aventure de la Calligraphie (dir. Colette Poggi) », Bayard, 2014 ; « Espérer l’Inespéré – 15 Témoins pour Retrouver la Confiance (dir. Gersende de Villeneuve) », Saint-Léger Éditions, 2016 ; « La Laïcité aux Éclats (avec Ghaleb Bencheikh, Emmanuel Pisani et Catherine Kintzler – dir. Sabine Le Blanc) », Les Unpertinents, 2018 ; et « Il Padre Nostro e i Rotoli di Qumran nel Lavoro Scientifico di Jean Carmignac (avec Roberta Collu et Hervé-Élie Bokobza) », éditions LEF, Florence, 2019.

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