Mon père est cinéphile. Un vrai de vrai, qui peut vous citer le titre du premier film de Truffaut, le nom des chefs opérateurs de Kubrick ou encore expliquer les effets spéciaux. Un authentique geek, dont la bibliothèque déborde d’ouvrages sur le cinéma. Encyclopédies, secrets de tournage, sans oublier les placards emplis de films (souvent en director’s cut, on est puriste ou on ne l’est pas) et bien évidemment, mémoires de cinéastes. Comme beaucoup de cinéphiles français, il attendait non sans impatience la publication des mémoires de Woody Allen. Quelle n’a pas été sa déception d’apprendre que la publication dudit ouvrage était reportée sine die pour des raisons que nous autres, français, ne pouvons pas vraiment comprendre. Woody Allen a été marqué du sceau de l’infamie par une partie du public américain, qui appelle au boycott de son œuvre et à l’interdiction de la publication de ses mémoires. La raison ? D’obscures histoires de mœurs, pour lesquelles il a finalement été innocenté. Dans le même esprit, JK Rowling, l’autrice de Harry Potter a été marquée de la flétrissure pour avoir tenu des propos jugés transphobes par un groupe communautaire. Ce groupe appelle donc au boycott de son œuvre.
Admettons que je trouve que les textes de PNL ou Gim’s soient contraires aux bonnes mœurs et dégradants pour les femmes. Est-ce que je peux les faire censurer et interdire qu’on invite le duo sur les plateaux au nom du féminisme, bien qu’étant un homme ? Ou puis-je me contenter de ne pas acheter leurs œuvres et les produits dérivés et de garder un avis critique ?
En allant plus loin et en lisant le nouveau numéro de Philosophie Magazine, j’ai découvert que les maisons d’édition américaines disposaient d’un délégué à la sensibilité, chargé entre autres de censurer les œuvres pour que celles-ci ne heurtent pas telle ou telle communauté. Attendez, aux USA , le pays de la liberté, les gens auraient peur de la censure, comme les russes au temps de l’URSS ? Intéressant, ça !En même temps, le politiquement correct est né dans le pays de l’Oncle Sam, je ne devrais donc pas m’étonner. Et puis, au bon vieux temps du Maccarthysme, les censeurs censuraient bon train, au point que des œuvres telles que le célèbre Lolita de Vladimir Nabokov ont dû d’abord être publiées en France avant d’être autorisées à paraître en Amérique du Nord…
A propos de censure, j’ai relu SOS Bonheur, de Jean Van Hamme et Griffo, une série BD des années 1970-1980, dans laquelle Jean Van Hamme réfléchit aux dérives de la technologie (oui, c’est Black Mirror, mais en BD et 30 ans avant). Dans cette série en anthologies, on peut y suivre entre autres l’histoire de l’écrivain Stéphane Grenier, très talentueux, disposant d’une bourse de l’État pour créer, mais dont les œuvres sont systématiquement refusées par les éditeurs, au motif qu’elles sont trop pessimistes et ne vont pas dans le sens voulu par l’Etat. Au final, le héros (publié clandestinement) est arrêté pour exercice illégal de l’écriture. J’ai beau ne pas être d’accord avec les idéaux ultra-libéraux que défend Van Hamme dans ses œuvres (Largo Winch, entre autres), je me permets quand même de vous en recommander la lecture. Ses récits sont terriblement actuelsi.
Si problème il y a, il existe une institution qui s’appelle la justice, auprès de laquelle on peut porter plainte. Et parfois, elle peut ordonner l’interdiction du produit culturel à l’origine de la plainte. Et seule la justice (en tant qu’institution) a le droit de déclarer ou non une personne coupable. Pas une foule déchaînée, comme celle que Freud qualifie de masse dans son Psychologie des Masses et Analyse du Moi. Nous bénéficions encore en France d’une certaine liberté d’expression (sinon, je ne prendrais pas le risque de publier mon coup de gueule chaque jeudi…), que nous avons très durement conquise. Pour les ignorants, songez que des auteurs comme Diderot ou Voltaire étaient contraints de publier leurs œuvres en Suisse ou aux Pays-bas, où la censure n’était pas la même ! Peut-on se permettre de perdre cette liberté d’expression au nom de la dictature des sensibilités ou de communautés non identifiées et dont on peut douter du bien-fondé des objectifs ?
Le problème que me pose la cancel culture, c’est qu’elle annihile ce qui doit être connu ou combattu et constitue le pire argument qui soit : l’argument ad personam. Ceux qui se croient malins à appeler au boycott au nom de telle ou telle communauté refusent à leur adversaire le droit de se défendre. Ca s’appelle un lynchage, et on reste bien dans les traditions américaines. Les mêmes supposent aussi que le public est trop stupide pour faire la part des choses, comprendre ou interpréter ce qu’il a entre les mains. C’est gentil de penser à moi, mais j’estime avoir l’âge et le niveau nécessaire pour me faire ma propre opinion. La preuve, j’ai bien écouté les œuvre de Gim’s ou PNL et ça ne m’a pas plu.
Nous autres Francs-maçons, nous battons pour la liberté d’expression, même si je commence à craindre une autocensure et une forme de « maçonniquement correct ». Nous estimons que tout doit pouvoir être dit ou discuté, combattu parfois sur le terrain de la dialectique. L’argument ad personam n’a donc pas lieu d’être chez nousii. Ce phénomène nouveau de cancel culture représente, à mon sens, un grave danger de censure, imposée par des groupes pas vraiment identifiés et aux objectifs plus que discutablesiii. Faire disparaître l’oeuvre d’Untel et le rendre invisible, est-ce que ce n’est pas un autodafé écologique ?
Méfions-nous des ignorants, des fanatiques et des ambitieux qui prétendent agir pour notre bien. Ces gens sont dangereux.
J’ai dit.
iIl y en a un intitulé « A votre santé », qui décrit un monde avec une assurance maladie universelle où il est interdit de tomber malade et dans lequel la santé est érigée en valeur suprême. Très très actuel…
iiY compris pour René Guénon, même si je le déplore !
iiiPour ceux que ça intéresse, je vous invite à lire cette tribune dans Marianne : https://www.marianne.net/debattons/tribunes/la-cancel-culture-assez-dure