Je n’étais pas en Loge hier soir, mais chez moi, bien tranquillement. Les ponts de mai ont en effet perturbé le travail et forcé les Frères à prendre du repos, bien qu’ils n’aspirent pas à celui-ci. J’ai donc mis à profit ces jours de vacances pour visionner cette excellente série qui parle de notre futur, j’ai nommé Black Mirror. J’attends avec impatience un épisode sur les phénomènes d’évaluation permanente, un peu comme ce qui se passe en Chine voire chez nous en Europe.
Quand je parle d’évaluation permanente, je pense à l’entretien annuel d’évaluation en milieu professionnel, qui ressemble de plus en plus à un procès stalinien, un peu comme dans l’Aveu, de Costa-Gavras. En milieu professionnel, nous sommes ainsi toujours évalués, jugés, sanctionnés par une note etc. Il en est un peu de même en Loge. J’ai vu un candidat à un degré supérieur relativement jeune dans son grade, mais motivé, et ayant du potentiel. Sa planche de passage était très intéressante, mais très scolaire. C’est d’ailleurs ce qui a été reproché par les Maîtres en conseil s’improvisant jury d’examen. Un frère avait pris la défense du candidat en arguant du fait que le candidat était jeune, et vivait dans ce paradigme de jugement perpétuel, comme à l’école, d’où sa planche scolaire. La génération des 30-40 ans vit ainsi dans une perspective d’évaluation permanente, ce qui se retrouve en Loge. Au point que nous en sommes à nous créer un « maçonniquement correct », nous empêchant d’être lucides. C’est très regrettable, puisque notre devoir de Franc-maçon est la quête de la Vérité, et que dans notre quête, nous n’acceptons aucune entrave. Aucune, à part celles que nous créons et nous imposons nous-mêmes, dans notre crainte du jugement par nos pairs et frères. Pas de dispute, dans le sens étymologique du terme : disputer, c’est penser mais différemment de son interlocuteur. Donc nous uniformisons notre pensée pour plaire ou obtenir un avantage. On est loin du « loin de me léser (…), ta différence m’enrichit » gravé dans l’escalier de l’hôtel du Grand Orient de France…
A force d’être évalué, nous n’agissons plus que pour plaire à l’évaluateur, dans le monde profane comme dans le monde maçonnique. Au prix de notre liberté de pensée, et de notre créativité.
En fait, avant le Black Mirror, il existe un autre miroir de notre société : les influenceurs.
Eux, qui vivent du suivi des internautes qui prennent connaissance de leurs créations diverses (un peu comme un franc-maçon blogueur…), n’ont pas d’autre choix que de rester dans la zone de confort de leur audience, s’ils tiennent à la conserver. A moins de disposer d’une communauté très forte. Ce faisant, ils se mettent en spectacle, tout en étant spectateurs. En fait, nous sommes réellement dans les prédictions de la Société du Spectacle, de Guy Debord. Chacun est acteur, en quête de like à mettre dans son chapeau, et chacun est spectateur, consommateur du spectacle produit par l’influenceur. L’influenceur a donc besoin du regard des autres pour exister. Peut-il s’en émanciper ? Je ne sais pas. A se demander si la dialectique du Maître et de l’Esclave est toujours d’actualité… En attendant, cette tendance à n’exister que par le spectacle de nos vies, que nous affichons sur les réseaux sociaux ne présage rien de bon pour le futur. Un type d’humain particulier est en train de devenir le dominant : le courtisan. Un courtisan n’agissant jamais de manière désintéressée, n’ayant pas d’idées ou de valeurs propres, toujours propre à courtiser non l’homme de pouvoir, mais son prochain, ce dernier ayant le pouvoir de le liker… Charmant, n’est-ce pas ?
Pour en revenir au propos initial, ma compagne et moi avons mis au point un système en droite ligne de la Loi Salique avec des amendes sous forme de points de socialisation, attribués en fonction de notre comportement. Prenons quelques exemples : jeter un mégot ou un papier dans la rue serait sanctionné d’un retrait de points. De la même façon, utiliser son portable au cinéma serait sanctionné d’un retrait de point, avec, en deça d’un certain seuil, un panel de sanctions, allant de l’éviction du cinéma au visionnage obligatoire de l’oeuvre de Tommy Wiseaui. De la même façon, un homme harcelant une femme serait sanctionné aussi, avec des travaux d’intérêt général. Ou encore un homme politique élu sur un programme prenant des décisions à l’encontre de son programme voire à l’encontre de l’intérêt général serait sanctionné de retrait de points, d’inéligibilité, avec travaux d’intérêt général dans les services publics qu’il aura préalablement contribué à dégrader…
Dans un souci d’impartialité et de justice, les sanctions seraient attribuées par une intelligence artificielle bien programmée, et ne reflétant surtout pas les biais de pensée de ses créateurs. Donc pas de circonstance aggravante si le fautif n’est pas un mâle blanc dominant hétérosexuel cisgenre ! Merveilleux, n’est-ce pas ?
Ah, en fait, un tel système a déjà été envisagé dans la littérature : Nous Autres, de Zamiatine, rédigé dans les années 1920. Bon ben, comme la création de Jeff Bezos ne me l’a pas suggéré, je vais en commander la toute nouvelle traduction chez mon libraire, et ainsi gagner des points de civisme.
J’ai dit.
iCinéaste, auteur de The Room, film expérimental, considéré à juste titre comme le pire film de l’histoire du cinéma…