Une question me taraude depuis quelques temps. Lors de l’initiation, on prête un serment sur l’éternité. Comme le rappelle très justement Woody Allen, « L’éternité, c’est long, surtout vers la fin ». Lorsque je vois le nombre de maçons aux trois grades qui repartent déçus (pour certains, ils l’étaient déjà en arrivant), je me demande dans quelle mesure, la valeur d’une initiation ne se mesure pas à la capacité à nous désinitier ?
Cette idée peut sembler saugrenue et pourtant elle est fondamentale. Imaginez ce que vaut le oui sans autorisation de dire non, le mariage sans possibilité de divorce ou la vie… sans la mort ? Est-il utile de rappeler qu’initier vient du latin initio qui signifie commencer un chemin ? Lorsqu’on démarre un voyage, qu’est-ce qui empêche le pèlerin de faire demi-tour ? En somme, on peut démarrer une route et naturellement on devrait pouvoir revenir au point de départ et se libérer de son obligation si on le souhaite. Toute voie initiatique enfermante, qui cloître pour toujours ses adeptes, annihile définitivement toute idée d’élévation de ses membres par le pacte d’éternité qu’elle instaure avec ses « initiés ».
La Franc-maçonnerie aurait-elle peur de la valeur de son initiation ou de la fidélité de ses participants pour les enchaîner à perpétuité dans l’initiation éternelle ?
Vous ne le savez peut-être pas mais chaque année, plus de 1000 personnes se font débaptiser[1]. Je ne parle pas d’apostasie, mais bien de débaptême. Pourquoi ne pas instaurer une désinitiation chez les Maçons ? Nous nous plaisons à affirmer que la différence entre la maçonnerie et une secte, c’est que la secte fait entrer ses membres sans difficulté et les emprisonne pour la sortie, alors que la Franc-maçonnerie fait précisément le contraire. Cela pourrait-être totalement vrai si l’adepte est en mesure de se purifier des engagements pris initialement !
Certains vont se demander si je ne suis pas tombé sur la tête avec cette idée étrange. Voici quelques points d’argumentation qui méritent une réflexion :
– Tout d’abord, il me semble fondamental qu’une pratique initiatique tende à libérer ses fidèles. Comment prétendre les émanciper si la porte est verrouillée pour toujours ? La démission dès la moindre déception devient alors la seule option possible.
– Beaumarchais dit : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ». Cela s’applique à la Franc-maçonnerie, « Sans liberté de désinitiation, point de fidélité sincère et durable ». Prendre conscience à tout moment de notre liberté de quitter l’Ordre rend notre présence plus intense par notre choix intégral.
– Sachant que chaque année, des milliers de Francs-maçons qui avaient prêté le fameux serment quittent la maçonnerie et démissionnent de leur Loge, ils deviennent de fait des parjures. Comment peut-on permettre d’hypothéquer ainsi le futur de ses Frères qui démissionnent sans leur donner la liberté de se dégager de leur serment en cas de changement de leur conscience vis à vis de la Fraternité ? Cette condamnation à perpétuité est-elle réellement conforme à l’idéal maçonnique ?
– Bon nombre de pratiquants croient en une vie après la vie, sous une forme de paradis pour les uns, ou de réincarnation pour les autres. Qu’en est-il de l’énergie des serments éternels passés dans les Loges ?
Nous comprenons tous qu’à l’époque où nous vivions 40 ans, le mariage éternel à 20 ans, nous engageait pour une vingtaine d’années. Il était donc concevable de passer 2 décennies avec son conjoint ou sa conjointe. Si l’on retire à cela, les périodes de grossesse, 14 heures de travail quotidien, le temps passé sur les champs de bataille dans les périodes guerres… le mariage éternel était bien supportable. En réalité, sa durée de vie effective était aussi longue que celle d’aujourd’hui. Le Franc-maçon avait le même souci dans sa durée et son assiduité dans sa pratique. Un pacte d’éternité était nettement moins engageant qu’à l’époque ou l’humain s’apprête à vivre plus de 1000 ans grâce aux GAFA[2] qui nous préparent au rêve d’éternité transhumaniste.
Pour conclure, je propose que nos serments soient révisés au plus tôt afin de remplacer certaines clauses léonines :
– Celle en l’occurrence qui permettrait d’écrire, buriner, graver, sculpter ou reproduire car avec plus de 11 000 ouvrages maçonniques en circulation, ce serment n’a plus aucun sens.
– Une autre clause s’est vidée de son essence : « Je promets d’aimer mes Frères, de les secourir et de leur venir en aide… ». Lorsqu’on voit la faible motivation à la solidarité fraternelle, je suggère qu’elle soit purement et simplement retirée car une minorité de Francs-maçons ne la respectent, ou ne s’en souviennent plus aujourd’hui.
– Et enfin, il serait important de clarifier le point de l’appartenance à la Fraternité. Le maçon ne change pas d’identité, il change de groupe d’appartenance. Cette notion est rappelée très justement par Michel Serre[3]. Ce denier avait clarifié ce point de confusion générale avec brio en répondant à la question :
– « Faites le point sur la différence entre identité et appartenance, une confusion quotidienne qui conduit au racisme ».
– « Etre un individu de sexe masculin, caucasien, mesurant 1,80 mètre, et s’appelant Michel Durand ne correspond pas à votre identité. Tout ceci est un carrefour d’appartenances. Mais en aucun cas il ne vous donne votre identité.
Ainsi, parler d’identité nationale, religieuse, culturelle conduit le plus souvent à des dérives. Si nous devions qualifier notre identité, elle se résumerait à notre code ADN, unique à chacun. »
Nous pouvons réfléchir à l’idée que nous ne sommes peut-être pas maçons par l’Initiation… mais que nous le devenons enfin au passage à l’Orient Eternel, grâce à une pratique assidue et respectueuse. En attendant… nous faisons de la maçonnerie, et nous nous initions au quotidien par notre travail.
Franck Fouqueray
[1] https://tinyurl.com/debaptiser
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