jeu 28 mars 2024 - 17:03

Le secret des secrets

La bulle d’excommunication contre les francs-maçons émise le 28 avril 1738 par Clément XII,  In eminenti apostolatus specula,  intervient quelques années après la création de la Grande Loge de Londres, en 1717, par Jean Théophile Désaguliers et James Anderson. Le réquisitoire relève alors deux traits principaux de la Franc-maçonnerie : le multi confessionnalisme des loges et le fait que ses adeptes y prononcent un serment d’allégeance au secret et d’entraide qui, selon le texte, ne peut être que suspect.

Les francs-maçons prêtent de nombreux serments et des promesses qui les engagent moralement

1. Il y a serment.

2. Il est fait avant que les secrets ne soient communiqués.

3. Il est accompagné d’une pénalité.

Le serment est un rite oral, souvent complété par un rite manuel. Sa fonction consiste, non dans l’affirmation qu’il produit, mais dans la relation entre la parole prononcée et la puissance invoquée, entre la personne du jurant et le domaine du sacré[1].

Parmi tous les serments prêtés au cours d’une vie maçonnique, toujours consentis, il y a ceux consistant en promesses solennelles faites par le récipiendaire, puis néophyte, de s’engager à garder les secrets de la Maçonnerie, d’aider ses frères et sœurs, et d’être intégré à l’Ordre. Je m’engage à, je promets…, je jure…, sont les verbes par lesquels les francs-maçons se lient en paroles. C’est l’acceptation d’une règle qui lui ouvre paradoxalement une voie de libération.

The Old Constitutions Belonging to the Ancient and Honourable society of Free and Accepted Masons de 1722 dites de Roberts [2] sont très explicites : sans serment préalable aux divulgations point d’admission (Qu’aucune personne ci-après ne soit acceptée franc-maçon, ou ne connaisse les secrets de ladite Société, jusqu’à ce qu’il ait d’abord prêté le serment du secret ci-après…). Ce qu’il faut comprendre c’est que ces secrets (au pluriel) sont ceux du métier «Vous tiendrez secrètes les parties obscures et compliquées de la Science, ne les révélant à qui que ce soit, sauf à ceux qui l’étudient et la pratiquent.»

Les menaces faites en cas de parjure. Lors des cérémonies initiatiques, ces menaces permettent au récipiendaire d’appréhender le risque encouru en cas de non-respect de ses engagements. En faisant ce que l’on appelle les signes pénaux, le franc-maçon se rappelle ses serments en mettant en scène les parties du corps qui feraient l’objet de tortures promises au parjure (gorge tranchée, cœur arraché, corps coupé en deux).

Dans les Instructions des Fendeurs à l’usage du Grand Chantier de France séant à Paris de 1786du Rite Forestier on trouve curieusement deux types d’obligations très connotées, une pour les hommes (si je manque à mon obligation, je consens d’avoir la tête séparée du tronc, par toutes les haches du Chantier, & d’être exposé dans le fond d’une forêt, pour y être dévoré par les bêtes féroces)  et une pour les femmes (si je manque à ma promesse, je consens d’être trempée, battue, tordue comme un paquet de linge sale ; ensuite précipitée au fond du baquet de la bonne & bienveillante cousine Cateau ; ensuite d’être exposée, pendant quarante jours, dans les forêts les plus profondes, pour ne vivre que de glands, comme une truie, & d’être dévorée par les bêtes féroces).

Prendre tout cela à la lettre, c’est entretenir et justifier l’anti-maçonnisme le plus primaire.

Alors, toute la littérature maçonnique, ou les publications sur le net, sont-elles des parjures ?

Que dire lorsque ce ne sont pas des francs-maçons qui divulguent les rituels comme le fit le lieutenant de police de Paris René Hérault, dans Le Secret d’un frey-maçon en 1738. Avant-guerre, nombre de journaux de province publiaient même le programme d’activité des loges dans leurs colonnes.

Les Constitutions dites d’Anderson de 1723 n’utilisent jamais le terme de parjure. Elles recommandent seulement la prudence.

Écoutons aussi Casanova qui répond[3] :

«Ceux qui s’arrêtent à la superficie des choses pensent que le secret consiste en mots, signes et attouchements, ou qu’en fin le grand mot est au dernier degré. Erreur. Celui qui devine le secret de la Franc-maçonnerie, car on ne le sait jamais qu’en le devinant, ne parvient à cette connaissance qu’à force de fréquenter les loges, qu’à force de réfléchir, de raisonner, de comparer et de déduire. Il ne le confie pas à son meilleur ami en maçonnerie, car il sait que s’il ne l’a pas deviné comme lui, il n’aura pas le talent d’en tirer parti dès qu’il le lui aura dit à l’oreille. Il se tait, et ce secret est toujours secret.»

Les mots et les signes si pieusement conservés et si solennellement transmis ne sont, en dernier examen, que les manifestations externes et pédagogiques  du secret incommunicable et qu’il est toujours dommageable pour  l’évolution spirituelle du cherchant de croire qu’il suffit de stocker  au fil du temps les nombreux mots et signes qui ponctuent l’avancement hiérarchique au sein des sociétés initiatiques pour atteindre le but de l’initiation véritable[4].

On ne dévoile pas des processus de transformation intérieure, des moments inoubliables de communion, des sentiments furtifs d’élévation, des amitiés salvatrices… toutes choses qui font qu’une vie de société peut être dite initiatique. Quand j’ai promis de me taire sur le sujet, je n’aliénais pas fondamentalement ma liberté, je reconnaissais simplement que ce sujet est incommunicable.

Le secret n’a pas pour but d’exclure le profane, mais pour le bénéfice des initiés. Le secret est précieux, non pas parce qu’il empêche ceux qui sont à l’extérieur du temple de découvrir ce qui se passe à l’intérieur, mais parce qu’il rend les leçons à l’intérieur plus efficaces pour ceux qui sont enseignés. Le secret est utilisé pour empêcher les candidats d’apprendre les leçons autrement que de la manière la plus efficace : par l’expérience active profonde qui place les idées dans les parties les plus intimes de notre esprit et de notre corps, où elles deviennent des forces actives et puissantes contrôlant notre comportement et façonnant nos vies en accord avec les principes les plus élevés du caractère moral et du développement personnel.

Nous reconnaissons que le seul secret maçonnique qui ne devrait pas être trahi est celui qui relève de l’appartenance à la Franc-maçonnerie des autres frères et sœurs pour les protéger des conséquences qu’un tel dévoilement pourrait avoir pour eux dans un environnement hostile à la FM[5].

Éclairer les autres est un acte d’amour, parce que c’est un partage. C’est pourquoi, nous nous donnons le droit de transmettre ce que nous avons reçu, car nous savons ce que nous devons aux dépôts des trésors culturels et spirituels auxquels nous avons eu accès – auxquels tout le monde, par ailleurs, a accès – et sans lesquels nous ne serions pas ce que nous sommes. Qui nous reprocherait de les rapporter, « comme des fenêtres qui ouvrent le monde à d’autres mondes, à d’autres éclats, à d’autres lumières » ?


[1] E. Benvéniste, L’expression du serment dans la Grèce ancienne, Revue de l’histoire des religions, 1947, pp. 81-94 : <persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_134_1_5601>.

[2] P. 14 : <freemasonry.bcy.ca/history/old_charges/robertsconstitutions1722.pdf>

[3] Giacomo Casanova : « Histoire de ma vie » – 1789-1798 – Bibliothèque Nationale, NAF 28604

[4]  Jean-Elias Benahor, à propos du secret et de son bon usage, p. 18 : <)” target=”_blank”>linitiation.eu/telechargement/L-Initiation-1993-1.pdf>

[5] À titre indicatif, consulter l’article : <academia.edu/2020122/La_condamnation_du_secret_maçonnique_à_lépoque_contemporaine_le_cas_italien?>

5 Commentaires

  1. Il est une chose d’écrire sur la maçonnerie pour éclairer les initiés et les non initiés et une autre chose de dévoiler rituels et symboliques des degrés comme le font à longueur de publications des “maçons” haut gradés dont le but est flou mais qui encaissent néanmoins des droits d’auteur ! Je considère qu’ils trahissent leurs serments dans un but beaucoup lucratif qu’instructif. Le non initié qui voudrait approfondir sa connaissance des mystères maçonniques n’a qu’à demander son initiation.

    • Je prends le clavier quelques lignes pour partager une information que tu dois probablement ignorer. A ce jour, le nombre d’auteurs maçons qui ont pu changer de voiture grâce à leurs droits d’auteur peuvent se compter sur les doigts d’une seule main. Je dis bien changer de voiture, je ne parle pas d’acheter une maison ou d’assurer un train de vie sur une période durable. Un auteur maçonnique touche en droits sur un ouvrage entre 0,40 € et 1,5€ pour les plus chanceux sur la vente de leur œuvre. Lorsqu’un ouvrage se vend à 3 000 exemplaires, c’est un succès. Il suffit de faire le calcul. Sachant qu’un ouvrage prend en général une année de travail, de réalisation et de promotion, cela signifie qu’un auteur maçon lambda gagne dans le meilleur des cas 150 à 200 € / mois en moyenne, pour un travail qui occupe toutes ses soirées. Si c’est cela que tu appelles : “encaissent néanmoins des droits d’auteur”, je t’invite à tenter l’aventure quelques mois pour revenir nous dire si tu te sens riche.

      Tous les auteurs maçonniques ont hâte d’avoir ton retour d’expérience. En attendant, cesse de colporter ce genre de ragots, car c’est nettement pire que de dévoiler les Rituels, dans la mesure où tu nuis à la corporation des auteurs maçonniques en les faisant passer pour des êtres cupides et nantis.

    • Pour ma part, je cède le plus souvent mes droits d’auteur ! Je vous rappelle que les articles publiés sur 450.fm ne sont pas rémunérés et que sur les réseaux sociaux, le partage est bénévole (il m’est arrivé de passer jusqu’à 12h par jour pour en administrer et animer quelques uns avec des publications de réflexions, de documents, que mes recherches ont pu signaler, puis commentés sur lesquels que je devais d’abord travailler).

  2. Ah, ah! Franck, quel bonheur de te voir sauter comme un cabri à chaque fois sur ce sujet ! Quelle aigreur peu maçonnique ! Si tu ne touche que 0,40 à 1,5à euros par livre, tu as bien mal choisi ton éditeur ! Je touche beaucoup plus !
    Bonne journée
    Frater
    PS : Surtout Solange, ne te sens pas concernée.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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