mer 24 avril 2024 - 16:04

Don Juan le Profane – II

II – LE FAUX VISAGE DU “MASQUE”

Don Juan, “l’homme sans nom”, est le masque des apparences que nous portons tous pour cacher notre vrai visage.

Le miroir de la femme et le masque de Don Juan

Celui qui ne vit que le présent n’a ni passé ni avenir. Et une conscience sans souvenir ni projet est une conscience vide. Pour la remplir, Don Juan doit lui trouver un contenu extérieur. La seule façon d’associer la présence et la conscience, c’est de la médiatiser, de la sortir de soi, de la transférer à un autre qui puisse la ré-fléchir. Il lui faut donc prendre conscience – ou plutôt : prendre la conscience – d’un autre, la vampiriser, l’aspirer et l’en vider pour combler le vide de son être. Pour se voir, il a besoin d’un miroir.

Et la femme est le plus beau des miroirs. Le problème, c’est qu’en la transformant en objet de désir, il la réifie. Il ne l’identifie pas, il l’assimile à la fonction qu’elle est censée remplir : l’instinct refoule la passion, la relation n’est plus que rapport, le sexe prévaut sur la caresse. Véritable collectionneur, il est sans cesse à la recherche de la pièce qui lui manque, courant toujours après de nouvelles conquêtes. Et comme la femme inconnue se matérialise dans des femmes à connaître, l’aventure se traduit par des aventures. Sganarelle le proclame : “Je connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde ; il se plaît à se promener de liens en liens et n’aime guère à demeurer en place.”

Un homme sans nom

Alors vite, il faut toujours aller plus vite ! Quand Don Luis lui demande : “Combien de jours vous faut-il pour chaque femme que vous aimez ?”, il répond : “Un pour les énamourer, un autre pour les conquérir, un autre pour les abandonner, deux pour les remplacer et une heure pour les oublier.” Dans cet éternel présent qui cherche à se perpétuer, un désir efface l’autre et préempte le suivant. Et Don Giovanni, cynique, renchérit : “C’est tout l’amour. Qui a une seule est fidèle, est cruel envers les autres.”

Le Catalogue est la trace de son plaisir. Mais ce n’est qu’une liste de noms ; et ces noms ne signifient rien, vidés de leur contenu, de leur substance : ils sont sans chair, sans corps, sans visage. Ils n’évoquent que des idylles mortes, des existences brisées, des femmes trahies[1]. L’ironie, c’est que celui qui a été un “homme sans nom”… a passé son temps à les recenser !

Ainsi renverse-t-il les valeurs qu’on prête aux femmes ; et parce qu’il les renverse, il est celui qui les trompe : “Séville à grands cris me nomme l’Abuseur, et le plus vif plaisir que je puisse trouver, c’est d’abuser une femme et de l’abandonner privée de son honneur[2].” Il se présente comme leur châtiment. Il se donne, et les aban-donne.

“Sa vie est une moquerie qui embrasse hommes, choses, institutions, idées.” Il est le maître des “illusions de la vie[3]”, confirme Balzac ; un mot dont la racine latine, “ludere”, signifie “jouer”.

Don Juan est le “Jocus”, “celui qui joue”, qui se joue de ce qu’il y a de sacré dans ce monde (le Roi, la Loi, la Foi) et dans le monde de l’au-delà (Dieu). Sganarelle s’est longtemps souvenu de la leçon qu’il lui avait donnée : “En servant, tu es comme le joueur : si tu veux gagner vite, fais toujours, car au jeu, qui fait le plus gagne le plus.”

Au jeu de l’amour, les femmes sont ses atouts maîtresses : “Tout a commencé par un pari, tout a continué par une folie, qui engendra ensuite un désir”, poursuit-il avec Zorrilla. Il parie qu’il séduira Doña Ana, la fiancée de Don Luis. Et il lui dit : “Voyez, je l’ai gagnée, elle est l’enjeu d’un pari.” Don Luis conclut : “Et le prix, c’est la vie.”

L’homme du masque


Il joue en portant un masque (de l’italien maschera », « faux visage ») pour se protéger de l’intrusion des autres en lui-même. Toujours déguisé, il est insaisissable. Il se costume, l’habit fait l’homme. Son caprice vient à changer, il se métamorphose : il vit alors une autre histoire, pour une nouvelle aventure.

Mais que cache celui qui se masque ? C’est “un homme sans nom”, clame Tirso de Molina. Et parce qu’il n’a plus de nom à mettre sur son visage, il prend celui des autres. Un masque qui devient miroir réfléchissant : il renvoie l’image qu’on attend de lui, mais il n’est pas cette image, il est l’image d’un autre semblable qui a pris sa place. La parodie est à son comble : derrière son masque, l’autre ne trouvera… qu’un autre ! C’est l’autre mystifié par lui-même. “Tromper est mon plus antique vêtement”, dit-il. 

Ses victimes sont ses doubles. Il s’en sert, il les manipule. Et c’est toujours par le même stratagème : prendre la place d’un autre, en s’accaparant son nom, son apparence et sa défroque. Quand son ami Don Pedro lui demande : “Comment l’as-tu trompée ?”, il répond sans ambages : “J’ai feint d’être le Duc Octave.” “Encore un tour de Don Juan”, devine le Duc, accablé.

Il est acteur, il joue un rôle. Sous le masque il démultiplie sa vie. Il n’évolue pas, son histoire se répète. Seuls les personnages changent. Là encore, il s’attaque à Dieu et au respect que les hommes lui portent : devant l’Innomé – celui dont le nom est caché, mais qui nomme les choses pour les créer -, il est celui qui cache son nom, mais qui nomme les êtres qu’il détruit. C’est un diable d’homme.

L’infraction exprime son opposition aux normes, il en fait un style de vie. Ainsi la transgression, sous toutes ses formes, appelle la règle : transgression licencieuse pour connaître les interdits, transgression illicite pour connaître le châtiment, transgression du vice pour connaître la morale, transgression du doute pour connaître la vérité, transgression des idéaux pour connaître l’absolu, transgression de Dieu pour connaître l’homme ; mais aussi transgression amoureuse pour connaître les cœurs, transgression des corps pour connaître les esprits, transgression de la mort pour connaître la vie…

Pierre PELLE LE CROISA, le 18 mai 2021

[1] DA PONTE L., MOZART W.-A., Don Giovanni.

[2] TIRSO DE MOLINA, L’Abuseur de Séville.

[3] BALZAC H. de, L’Élixir de longue vie.

2 Commentaires

  1. Très bel article ….Merci à l ‘auteur pour cette analyse mise en des mots simples et tenant l’attention jusqu’à cette conclusion sur la transgression

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Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa a dirigé de grandes entreprises et de grandes écoles internationales. Franc-maçon depuis 35 ans, il a été membre actif du Grand Orient et de la Grande Loge de France... et désormais de la GLAMF.

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